Mgr Sagna


Jeudi.  A Saint-Louis du Sénégal, au bout du pont Faidherbe, l'hôtel de la Poste accueille une partie d'entre nous. Dans les années 30, il abritait le quartier général de l'Aéropostale. C'est de là qu'un matin de décembre 1936, Jean Mermoz (photo ci-contre) a tourné la clef de la chambre 219, pour rejoindre, sur la lagune, son hydravion, La Croix du Sud, et décoller pour un ultime voyage dont les derniers mots reçus à la radio seront : "Coupons moteur arrière droit...".

Le muezzin nous réveille de sa voix impérieuse. Saint-Louis, qui fut un temps capitale de l'Afrique occidentale française, nous livre le charme désuet de ses vieilles maisons. Le soleil se lève, tout blanc de brume. Les quais, qui brillaient encore il y a un siècle de tous les chatoiements du commerce colonial, sont vides. Nous allons, pour une fois, passer une journée à terre.

Au cur de la ville, le frère Pierre, membre de la congrégation des frères de Ploërmel, dirige depuis vingt ans le collège Didier-Marie (380 élèves). Moitié garçons, moitié filles et 16 % decatholiques (ils ne sont que 5 % au Sénégal et 4 000 dans le diocèse de Saint-Louis). Au mur, est affiché le thème de la semaine, repris en chur par tous les élèves à l'appel du matin :"Tu es notre Dieu et nous sommes ton peuple. Ouvre-nous le chemin de la vie." "Je ne souhaite pas faire passer à tout prix le message chrétien, explique le directeur, mais je voudrais favoriser une intériorisation du message de Dieu dans nos vies. Dans toutes les religions, la vérification de la prière doit passer par l'acceptation de l'autre." C'est ainsi qu'un autre frère a créé le club Didier-marie, dont sont membres environ la moitié des élèves :" Nous ne devons pas demander tout le temps. Nous devons aussi apprendre à partager", explique Fatou Dieng (élève de 4e). Chacun met de l'argent de côté, se livre à des menus travaux pour en récolter et participe ainsi au soutien des enfants de l'hôpital, des détenus de la prison.

Un peu plus loin, sur la "Langue de Barbarie", cette terre étroite entre fleuve et océan, sur Marie-Christine, religieuse guinéenne des surs de Saint Joseph de Cluny, reçoit chaque jour à son dispensaire près d'une centaine de jeunes mères et leurs enfants. Les problèmes reviennent : qualité de l'eau, manque de vaccinations, grossesses trop fréquentes... Comparant la femme à "un arbre au fil des saisons", la religieuse explique la régulation naturelle des naissances, le respect de la femme dans la relation de couple. Pas si facile lorsqu'on est polygame..." On ne donne pas la pilule, parce que l'islam et l'Église l'interdisent", explique-t-elle.

A l'autre bout de la ville, ce sont les salésiens qui animent un centre de formation professionnelle : bois et menuiserie. Là encore, la grande majorité des élèves sont musulmans. Tous les élèves suivent donc des cours de culture religieuse. Et l'on voit le P. Roberto enseigner sur le Coran...

A l'école Notre-Dame-de-Lourdes, 714 petits élèves, tous en tablier bleu, sont dirigés par la pétulante sur Yolande. "Ici, nous avons une centaine de chrétiens, déclare-t-elle. Aussi, nous ne faisons pas de conversion, mais de l'évangélisation. Quand je suis arrivée, en 1979, nous n'avions que 160 élèves. Les petits musulmans leur jetaient des pierres. Je suis allée voir le marabout et je lui ai dit : "Je suis Sénégalaise comme vous et j'ai droit à la sécurité". Du coup, il a fait dire dans les mosquées qu'il fallait respecter les surs noires ! Avec l'islam, je pense qu'il faut être soi-même. Chacun doit arrêter sa liberté où commence celle de l'autre...

Dans cette profusion d'uvres chrétiennes, face à un islam très largement majoritaire, comment donc vivre le dialogue entre les religions ? Nous avons posé cette question à Mgr Pierre Sagna, spiritain et évêque (sénégalais) de Saint-Louis depuis un quart de siècle. Ici, tout le monde l'appelle "Tonton", et il y tient ! "Notre apostolat est indirect, répond-il- Il ne faut pas oublier que l'islam est arrivé ici dès le XIe siècle. Les premiers missionnaires ne sont arrivés qu'au XVe siècle. Ici, c'est indirectement que nous annonçons l'Évangile, par nos oeuvres, nos écoles, nos dispensaires. Nous montrons simplement aux gens qu'ils sont tous enfants de Dieu C'est une semence. Nous ne pouvons pas mesurer ses fruits. Certes, le Dieu Amour n'apparaît dans aucun des 99 noms de Dieu énoncés par le Coran. Les musulmans me disent que c'est le centième ! Mais je leur réponds que nous, les chrétiens, nous le connaissons déjà !", explique "Tonton" dans un immense éclat de rire... Et d'expliquer la bonne santé des vocations dans son diocèse : cinq grands séminaristes pour 4 000 baptisés, deux ordinations en 1997, une en 2000 et deux prévues en 2001. Il nous rappelle que les sept évêques de la Conférence épiscopale sénégalaise sont tous sénégalais : "Nous avons obéi à Paul VI, qui nous avait dit : "Soyez à vous-mêmes vos propres missionnaires." Du reste, les premiers prêtres Sénégalais, ordonnés en 1841, étaient originaires de Saint-Louis, où le premier préfet apostolique s'est installé dès 1779.

A une vingtaine de kilomètres de Saint-Louis, dans la vallée du fleuve Sénégal, la situation est plus contrasté. Le Père Zanaboni, frère de Saint Jean de Dieu, est curé du village de Savoigne, qui compte environ mille habitants, moitié chrétiens, moitié musulmans, arrivés ici en 1969 pour mettre en valeur des zones nouvel1ement irriguées. La route goudronnée est à 3 km. Ici, la spécialité, c'était la culture des tomates. Mais le marché semble désormais saturé et le découragement gagne : "Ce village est composé de gens transplantés. Les grands-parents ne sont pas là. Il y a une rupture entre les générations. La télévision est là. On voit le monde différemment. Le samedi soir, je passe aux jeunes des documentaires, mais ils préfèrent les films d'action !", se désole le missionnaire italien. "Peut-être, interroge le P. Demoures, qui dit développement, dit rupture, perte des racines ?

Mais pour qu'il y ait développement, explique son confrère, il faudrait sortir du système du clan. Celui-ci est un cercle fermé. L'individu, en son sein, est à la fois libre et protégé dans une vie qui donne peu et demande peu. Pour en sortir, pour risquer le développement, il faut prendre un risque, celui de sortir du groupe pour faire irruption dans un monde auquel ils n'appartiennent pas, et prendre des initiatives... Il faudra des générations."

 Antonin est un bon exemple de ces jeunes Sénégalais entre deux mondes. Il vient d'obtenir une maîtrise de droit à Dakar, mais est retourné au village "pour se reposer", dit-il, en attendant de débuter, peut-être, un DEA. Où se voit-il dans vingt ans ? "Toujours là, mais différent." Comment ? Il ne sait pas. En attendant, avec le P. Zanaboni, il anime un atelier original : avec quelques jeunes du village, ils ont créé une coopérative de fabrication d'objets religieux en plâtre : Jésus, Vierges, crèches etc. Curieusement, les Vierges noires plaisent aux clients européens, tandis que les clients sénégalais plébiscitent les Vierges blanches... Est-ce cela, le nouveau nom du développement ? En nous quittant, le P. Zanaboni avoue : " Parfois, les batteries sont un peu à plat..."

D'autant que le dialogue avec l'islam paraît bancal : "Certes, on se parle, mais certains incitent les jeunes chrétiens à se convertir en leur faisant miroiter un emploi. Inversement, à l'occasion du Jubilé, nous avons offert du riz à tout le village, et beaucoup y ont vu de notre part une offensive de conversion. Depuis, le muezzin s'est installé un haut-parleur..."

Après une journée aussi bien remplie, le P. Demoures fait le point. Il se dit frappé par "la farouche volonté d'existence de l'Église de Saint-Louis, volonté de faire du bien, d'évangéliser sans convertir, de faire grandir des points d'espérance forts. Et puis, aussi, comme ici dans ce village, une action pleine d'allant, d'optimisme, mais qui ne voit pas les fruits qu'elle croit avoir semés. C'est bien dans la faiblesse que la puissance de Dieu se veut à l'uvre... "Et puis, il avoue ; "Venir ici m'a ouvert les yeux sur plein de choses. Je connaissais l'Afrique, les vols en jaguar les militaires et les bars à filles... Mais c'est la première fois que je vais en Afrique à la rencontre des communautés chrétiennes." Dans un grand sourire, il avoue : "Je crois que je vais relire Saint-Ex, un peu comme j'ai relu l'Évangile après mon premier séjour en Terre sainte." André Duroy renchérit : "Depuis longtemps, j'avais fait mon deuil de ce voyage. Il me paraissait inaccessible." Et Marguerite Delannoy rompant avec sa réserve habituel1e, ose : "Ce voyage me poursuivra toute ma vie. C'est un rêve que je ne pensais pas réaliser. Je crains la douche froide du retour..." Nous aussi.

"Je suis tout rempli, comme un coquillage, de ce bruit-là Je ne sais pas être heureux seul. L'Aéropostale, c'était l'allégresse. Tout de même, comme c'était grand ! Je ne puis plus vivre dans cette misère. Je ne le puis plus " (Saint-Exupéry Lettre à x... Décembre 1943)

Vendredi.  Notre odyssée n'est pas terminée. Il faut rentrer. Ce matin, réveil à 4 heures, à l'instar de Saint-Ex lorsqu'il décol1ait pour le grand saut vers Natal (Brésil). Notre objectif : arriver ce soir à Agadir, traverser le Sahara en une journée. Tout plutôt que de dormir à nouveau à Laayoune !

L'hôtel de la Poste dort encore. Le fantôme de Mermoz descend quatre à quatre l'escalier. Pour nous, c'est "Vol de nuit". L'aéroport est ouvert spécialement pour nous. 6 heures : on décol1e. Mais la radio du Cessna ne fonctionne plus. En pleine obscurité, alors qu'une légère brume dessine les contours du fleuve Sénégal, l'avion est sourd et aveugle. Une seule solution : se re-poser. Pas question de voler de nuit au-dessus du désert sans radio. Tout le monde n'a pas l'inconscience de Saint-Ex !... Rage et désespoir. Heureusement, la panne est dérisoire : un petit bouton coincé ! On repart. "Passera-t-on ?" Nous savons qu'une dépression sournoise est tapie sur le Maroc. Nous jouera-t-elle le même tour qu'à l'aller ?

Sous nos ailes, les paysages nous sont familiers. On se reconnaît Après des dizaines de passages, les pilotes de la "Ligne" devenaient ainsi familier de chaque grain de sable. Finalement, rares sont les regards humains qui ont pu embrasser ces étendues. Peut-être est-ce pour cela qu'on les dit "vierges" ? A midi, nous sommes à Dakhla (villa Cisneros). C'est l'heure de la grande prière. La ville, vide, résonne des appels des muezzins. Le bruit du tampon sur nos passeports résonne dans l'aéroport vide. Nous volons dans une sorte de gaieté : à 3 500 mètres d'altitude, les vents nous poussent très favorablement.

Philippe Demoures survole à nouveau cap Juby avec peut-être plus d'émotion, parce que notre mission est réussie. L'avion est silencieux. Personne ne parle. Seul, le moteur mouline. Chacun médite. "J'ai senti là la présence de Charles de Foucauld", avouera plus tard le P. Demoures. Ce qui compte chez Saint-Ex, nous le sentons en ces heures, c'est le regard qui transfigure le ciel, la terre et les hommes.

A 30 m du sol, les vagues nous tutoient gentiment. Le temps est suspendu, à la hauteur des falaises frôlées par nos ailes. Même ici, loin de tout, les plages sont sales. Les plastiques sont partout. A basse altitude, on les distingue fort bien, sur des dizaines de kilomètres.

Malgré cela, comment ne pas être grisé par cet ultime vol au-dessus du désert ? Volant indifféremment très haut ou très bas, en toute liberté. C'est si beau que le stylo en reste sans voix. Saint-Ex, lui, canalise la griserie. Il l'oriente vers l'humanité, vers l'objectif à tenir : le lien entre les hommes.

Enfin, le vert réapparaît, avec les vergers, les potagers, les oliveraies. Réapparaissent les serres, damiers de l'humanité, les petits villages groupés autour des mosquées. L'océan, tout le long de l'Afrique, parraine tant de paysages différents... 

A  Agadir, nous rejoignons brusquement les foules touristiques du Nord. la dame de la météo nous prédit trois jours d'orage...

Frédéric Mounier

Article paru dans le Pélerin Magasine n° 6138 du 21 juillet 2000

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